retour Accueil Laiterie de Trois-Moulins

bouteille de lait HEFFERT à VOISENON, AUX LAITERIES DE RUBELLES ET PRASLIN
Bouteille de lait “ Heffert, à Voisenon, aux Laiteries de Rubelles et de Praslin ”
Collection particuliers © photo M. et Mme Streichert
Avant de commencer à se pencher sur l'historique de la laiterie de Trois-Moulins, il faut se rappeler ce que l'on entend par “ laiterie ”.

Jusqu'au début du XIXe siècle, la consommation du lait est plutôt réservée aux enfants, vieillards ou malades. A cette époque, le lait est un produit qui ne se conserve pas et on le consomme plutôt sous forme de produits dérivés : beurre, crème, fromages. A la campagne, on trouve quelques vaches, utilisées pour les travaux des champs. En ville, on retrouve quelques fermes, sous le nom de “ vacheries ”, avec du lait vendu au détail dans les rues. On appellerait cela aujourd'hui, un “ circuit court ” avec un producteur proche du consommateur.

A l'origine, le mot laiterie désignait le local où on stockait ou travaillait les produits dérivés, dans les fermes. C'était aussi le nom donné à certaines “ fabriques ” dans les parcs des châteaux, comme la “ laiterie de Marie-Antoinette ” à Versailles.

Au milieu du XIXe siècle, le développement des routes, puis du chemin de fer, va bouleverser les habitudes en permettant aux consommateurs d'ajouter du lait à leur café ou à leur chocolat du matin. L'élevage laitier se développe à proximité des grandes villes et les transports s'organisent pour permettre à ce produit fragile d'arriver du producteur au consommateur en un temps très court, moins d'une demi-journée. C'est là qu'intervient une nouvelle profession : le laitier (ou laitier en gros), qui collecte le lait dans les fermes et assure son transport jusqu'au consommateur ou jusqu'à des commerces de distribution. Le laitier est très rarement un éleveur ou producteur et on a donné le nom de laiterie au dépôt d'où partent les tournées de ramassage et de distribution. Curieusement, ce nom n'a pas été généralisé aux commerces, plutôt connus sous le nom de crèmeries.

Melun, en tant que grande ville, n'a pas échappé à ce phénomène. C'est sans doute ainsi que s'est créée en périphérie, cette laiterie de Trois-Moulins qui a fourni du lait à la ville pendant plus d'un demi-siècle.

Si on regarde les documents consacrés jusqu'à maintenant à cette laiterie, on retrouve le plus souvent “ créée en 1889 par les frères Mollereau ”, pourtant cela pose un problème car ils sont trop jeunes à cette époque. J'ai aussi utilisé cette expression jusqu'à ce que je commence une étude plus approfondie qui a montré quelques incohérences ou questionnements. Je vais donc abandonner cette idée et essayer d'en construire une nouvelle, qui n'est sans doute pas encore finalisée.


On trouve la trace de plusieurs laiteries dans la région proche :

La famille Mollereau est originaire de l'Yonne, composée du père, Prosper (1844-1920), de la mère Emilie née (1843-1894), et de quatre enfants : Marie Emilie (1867-), Charles (1869-1938), Adolphe (1871-1943) et Emilien (1876-). En 1886, le père et les deux fils les plus âgés (14 et 16 ans) sont maçons à Veneux-Nadon (Veneux-les-Sablons), où se marie la fille Marie Emilie, et habitent ensuite Thomery. L’union de Marie Emilie sera brève, elle se sépare de son mari et va à Trois-Moulins (sur Maincy) en tant que domestique ; le divorce est prononcé en 1891.

Les parents et le plus jeune fils s'installent aussi à Trois-Moulins (1889 ?), le recensement de 1891 nous montre qu'ils habitent sur la partie Rubelles de Trois-Moulins, mais contrairement à ce qu'on imaginait, ils n'habitent pas au Moulin du Roi encore occupé par l'ancien meunier Brillard. La fille n'y figure pas, mais les trois membres de la famille sont qualifiés de “ laitiers ” (Emilien a 14 ans). On peut imaginer que les parents Mollereau commencent à travailler à Trois-Moulins, vers 1889, avec d'autres laitiers. Les fils accomplissent successivement leurs formalités militaires : Charles (classe 1889) est qualifié de maçon, Adolphe (classe 1891) de maréchal-ferrant, Emilien (classe 1896) de laitier. En 1894, leur mère décède à leur domicile ; en 1895, Emilien se marie à Melun avec Madeleine, originaire de Bombon ; en 1897, c'est au tour d'Adoplhe de se marier, à Bois-le-Roi, avec Aline. Le fils ainé, Marcel (maçon) et le père (laitier en gros) quittent Trois-Moulins pour aller s'installer à Paris (12e).

Au recensement de 1896, Adolphe, Emilien, et leurs familles, habitent sur la partie Melun, de Trois-Moulins. C'est probablement à cette époque que démarre vraiment la “ Grande Laiterie de Trois-Moulins, Mollereau Frères ”. Ils obtiennent un Diplôme d'Honneur pour la laiterie “ Spécialité de Fromages Crème ” à l' “ Exposition de l'Industrie et Fêtes du Commerce ” de Paris de 1897. Début 1898, avec leurs épouses et plusieurs employés, ils s'installent au Moulin du Roi.

© archives Mollereau
Adolphe (au premier plan) et Aline Mollereau en tournée à Maincy
(place du Pleu). Le troisième personnage n'a pas encore été identifié.
© archives Mollereau
A quatre (les deux frères et leurs femmes), ils se partagent le ramassage du lait et la mise en carafes. Avec deux voitures de ramassage (à cheval), par n'importe quel temps, dès les premières heures de la journée, ils ramassent le lait dans les fermes des villages de : Maincy, Sivry-Courtry, Blandy, Champeaux, Fouju, Saint-Germain-Laxis, Moisenay et Rubelles. Deux autres voitures (“ Gervaise ”) livrent le lait, dans la ville de Melun, les matins et soirs.

Après plus de 10 ans d'activité, ils décident de vendre leur entreprise pour se consacrer à d'autres activités, pour cela ils officialisent juridiquement la “ Société Mollereau frères ”, le 1er janvier 1909, pour une durée de onze ans, avec un fonds social de seize mille frans, apporté pour moitiés par Adolphe, en matériel, et par Emilien, en espèces. En septembre 1909, ils trouvent un repreneur et signent la vente de leur société.

Leur successeur, “ Henri de Monfreid ” (voir page dédiée à cet épisode), le futur célèbre écrivain d'aventures, nous raconte : “ La laiterie de Trois-Moulins, joli nom qui me plut comme une parure, était une ancienne ferme, agréablement située au bord d'une petite rivière, un ruisseau plutôt, coulant paresseusement en capricieux méandres à travers les prairies sous les bosquets de noisetiers et de trembles. A trois kilomètres à peine de Melun, on ignorait la ville derrière les petites collines qui en masquaient les faubourgs. Des terres, jadis vendues, il ne restait qu'une prairie attenante, plantée de pommiers et de poiriers. La maison, à un seul étage, donnait en façade sur la route avec un accueillant perron orné d'une treille, où, paraît-il, le raisin arrivait à mûrir avant les premières gelées d'hiver. Les bâtiments, en forme de fer à cheval, entouraient une cour où s'ouvraient les écuries et un hangar aménagé à usage de laiterie. Le tout était en bon état, d'aspect engageant avec ses toits d'ardoises bleues [???] et ses volets verts.
Les frères Mollereau et leurs femmes vivaient en commun, et tout le travail de leur petite industrie se faisait uniquement par leurs soins. […] Le plus jeune, quarante ans environ, […], était le chef incontesté de la tribu. […] il décida son frère à abandonner la trompette de laitier pour devenir fermier. Celui-ci, de cinq ans plus âgé, était de corpulence massive. Il faisait […] les travaux pénibles, nettoyage des écuries, manutention du fumier, etc…
[La femme] du frère aîné avait trois enfants […]. Ces dames travaillaient à la laiterie au moment du coup de feu, c'est-à-dire entre l'arrivée de la tournée de ramassage et le départ des gervaises à la ville.
Le matin, dès trois heures, en toutes saisons, par tous les temps, les deux hommes partaient chacun sur une voiture ramasser le lait des fermes isolées dans ces plaines sinistres […]. Sur son siège, emmailloté de couvertures, l'homme somnole à la cadence des grelots. Accablé de fatigue, engourdi de froid, baissant la tête sous les bourrasques de neige, il laisse aller son cheval qui sait son chemin par habitude et s'arrête devant la ferme. Le laitier descend, tout congestionné, les mains gourdes dans les moufles de peau de mouton. Il doit trouver le mot aimable pour son client, répéter les mêmes propos, puis, quand il a chargé ses pots de lait, il repart sur la route boueuse. L'aube blanchit à peine quand il est de retour.
Alors, sans avoir bien souvent le temps d'avaler une boisson chaude, il faut mélanger le lait dans un grand bac, emplir trois cents carafes et les charger aussitôt sur les gervaises. Les deux hommes, après avoir échangé la blouse contre le tablier à bavette, repartent pour la tournée de ville, au grand trot cette fois, car malgré toute la hâte on est toujours en retard et le client ne doit pas attendre. Il veut son chocolat à huit heures, sans se demander comment le lait lui arrive ainsi à domicile, totalement ignorant de l'effort qu'il a coûté. Quand les tapissières arrivent en ville la trompette fait tu-tu-tu et le client sort sur sa porte. Il faut lui montrer un visage souriant, comme si l'on sortait frais et dispos de son lit, et plaisanter avec chacun selon son humeur et son goût. A ce prix seulement on garde sa clientèle. C'est là le secret du métier et Mollereau junior ne manqua pas de me le représenter comme une science ou plutôt comme un art.
[…] Les frères Mollereau exigeaient quarante mille francs de leur affaire. Ils prouvaient, par leurs comptes, qu'elle rapportait plus de cent francs par jour, c'est-à-dire qu'en un an le capital était remboursé. Loyer et tous frais payés il devait rester net vingt mille francs par an, soit en dix ans deux cent cinquante mille, c'est-à-dire la grosse fortune. ”

C'est donc Henri de Monfreid, attiré par l'idée qu'il se fait de “ faire fortune ”, qui rachète l'activité et s'installe en juin 1909 avec sa compagne Lucie (Dauvergne), leurs fils Lucien (neuf ans) et Marcel (trois ans). Il s'installe en successeur des Mollereau (voir la carte postale). Il raconte en détail cet épisode dans le dernier volume de l'autobiographie de son enfance : “ l'Escalade ”2 : “ Je mis donc le tablier bleu de laitier et je m'efforçai à être sincèrement le personnage de l'emploi. N'ayant pas l'avantage d'une nombreuse famille comme les Mollereau, je dus embaucher un charretier pour faire une des tournées de ramassage du matin, François [son ex employé de chez Maggi] faisant l'autre. Malgré cette adjonction de personnel, je menais une vie de forçat. Plus une minute de loisir. La maladie même m'était interdite. […] Le client ne peut admettre que le boulanger ou le laitier ne passent point à l'heure habituelle. […] Lucie faisait une tournée en ville et moi l'autre. Je n'osais penser à ce qu'il adviendrait si l'un de nous tombait malade. Je rentrais de la tournée du soir vers neuf heures. ”
L'expérience sera de courte durée. Les inondations de 1910 sont une des causes de ses problèmes : certains concurrents, continuant à faire leurs tournées en barque, lui firent perdre ses principaux clients. Pour achever le tout, le futur écrivain d'aventure, contracte la fièvre de Malte en buvant du lait de chèvre. Il décide de tout arrêter et de “ fuir ”, marquant ainsi la fin de sa liaison avec sa compagne et peut être le début de sa vie d'aventurier : “ Tandis que le cheval allongeait le trot vers l'écurie, après les derniers réverbères du faubourg, je regardais dans le ciel monter la comète de Halley, qui apparaît tous les soixante-seize ans aux habitants de la Terre. Pour l'instant, la comète semblait n'avoir apporté que désastres : la Seine débordée avait submergé Melun. D'abord je passais quand même avec de l'eau jusqu'aux moyeux, mais il fallut bientôt y renoncer ; seules les barques pouvaient ravitailler les habitants réfugiés au premier étage. Quand le fleuve rentra dans son lit, j'avais perdu la majeure partie de mes clients, un concurrent mieux placé ayant réussi à les fournir par un service nautique.
bande de petit suisse Henri de Monfreid
marque des produits laitiers
"Henri de Monfreid"
(papier protecteur de “ petit suisse ”)
Recherche archives Jonot
[…] L'affaire était loin d'être ce que j'avais espéré. […] Chez moi, c'était l'enfer. Lucie tournait à la mégère par un début d'obésité avec une humeur de plus en plus acariâtre à mesure que les soucis remplaçaient les illusions. […] Je ne sais trop où cet état d'hostilité eût abouti si le destin ne m'eût enfin ouvert la voie de la libération par le truchement d'un troupeau de chèvres qui un matin passa devant notre porte. Elles arrivèrent d'Auvergne, à petites journées, broutant le long des routes sous la conduite d'un indigène du Cantal, qui les menait à Paris vendre leur lait. Un matin de retour de ma tournée, j'entendis la naïve mélodie d'une flûte de Pan. […] J'eus la fantaisie d'en acheter, sous prétexte de tenter la vente du lait de chèvre, mais en réalité je voulais retenir près de moi un peu de ce troupeau migrateur qui venait d'évoquer tant de vieux souvenirs. L'homme consentit à me laisser une de ses bêtes, prête à mettre bas, faveur inespérée dont j'étais loin de deviner les raisons secrètes. […] J'installai ma chèvre dans le pré où pendant deux jours elle bêla désespérément en refusant de brouter. Je crus qu'elle s'ennuyait de son troupeau, mais dans la nuit elle mit bas un chevreau mort-né. Cependant, sa mamelle étant gonflée de lait, j'eus l'imprudence d'en goûter. Après quelques jours elle perdit son lait et un matin je la trouvai morte. […] Environ quinze jours après, je dus me mettre au lit en proie à un violent accès de fièvre précédé de frissons, et pensai aussitôt au paludisme. […]
Après l'inondation de Melun, Korn m'avait fait acheter d'occasion une grosse voiture Girardot et Voigt, modèle 1906, quatre cylindres, vingt-cinq chevaux, qu'il transforma en camion de ramassage. Ce perfectionnement me permettait de réduire mes deux tournées de campagne en une seule. […] Aux reproches qu'il adressa à ses amis Mollereau, ceux-ci répondirent que la faute en était à moi-même qui n'avais pas la manière de plaire aux clients, et que ce camion automobile dévorait tous les bénéfices. […] Toutes leurs précautions étaient prises pour me faire payer jusqu'au dernier sou les vingt mille francs qui restaient dus sur le prix d'achat. Je renonçai donc à la chicane, décidé à vendre mon affaire, quelque perte qu'il en pût résulter. ”

carte de la laiterie M. Leclere
carte de la laiterie M. Leclère © archives Jonot
En juin 1910 Henri de Monfreid cède l'affaire aux Leclère. Curieusement, contrairement à son habitude, Henri de Monfreid ne donne pas le nom de ses successeurs : peut-être pour ne pas embrouiller le lecteur avec ce nom “ Leclère ” déjà cité pendant son épisode “ Maggi ”. Voici ce qu'il écrit sur eux : “ Korn promit de m'amener un acheteur, un ancien contremaître qu'un petit héritage venait de faire rentier. A quarante ans, […]. Cet ancien ouvrier rêvait de vie champêtre comme tous ceux qui ont grandi dans les faubourgs, captifs de l'usine ou de l'atelier. […] Korn arriva en auto avec le ménage en question. Le temps était splendide. La maison avec son verger et sa prairie où les chevaux en liberté avaient bon air, l'activité de la laiterie, tout séduisit l'ancien mécanicien. […] mon homme était du peuple et son bon sens de ses ancêtres paysans lui donnait le flair que je n'avais pas eu. Enfin il accepta de payer en tout et pour tout les vingt mille francs restant dus, c'est à dire qu'il se substituait à moi pour verser les mensualités prévues. Mais les Mollereau n'acceptèrent pas le transfert de leur créance, ils me savaient de l'argent en banque et exigèrent que je restasse responsable des paiements. […] Je signais donc l'acte de vente et mes acheteurs entrèrent aussitôt en fonction. Je leur devais un mois de collaboration pour les initier, mais en raison de mon état de santé ils acceptèrent la seule collaboration de Lucie et de François. […] J'avais conservé la propriété du camion […]. ”

Henri de Monfreid quitte définitivement Trois-Moulins et sa compagne Lucie avec ses deux enfants. Il part en convalescence dans la propriété de son père, “ Saint-Clément ”, au pied du Mont Canigou, dans les Pyrénées-Orientales.

“ Septembre touchait à sa fin […]. D'autre part les nouvelles des Trois-Moulins étaient des plus mauvaises : Lucie ne s'entendait pas avec les acheteurs qui menaçaient de faire annuler le contrat pour inexécution de la clause stipulant une collaboration d'un mois. En réalité mes successeurs, vite fatigués de jouer aux campagnards, s'étaient à leur tour aperçu des inconvénients d'une telle affaire et cherchaient chicane pour s'en affranchir. Incapable de deviner le piège que recelaient les provocations, Lucie se buta dans la mauvaise volonté ; après une dispute violente elle les planta là. […]
Peu après […], mon père dut partir pour Melun, où mes acheteurs, fort de la carence de Lucie, refusaient de payer. L'affaire s'arrangea par un compromis qui achevait de me ruiner.
 ”

L'expérience de laitier d'Henri de Monfreid s'arrête ici. Dans les archives on trouve un reçu d'huissier daté du 7 octobre 1910 pour un versement par Leclère Léon de quatre mille francs : “ montant de son prix payable comptant du fonds de commerce de Montfreid de la laiterie de Trois-Moulins ”.
Le reçu est signé “ Léon Leclère ”, les papiers de la laiterie sont aux noms de “ Leclère ” ou “ Paul Leclère ”, père et fils.
En mai 1911 on trouve un inventaire estimatif de la laiterie : estimation avant mise en vente de l'activité ou affaires au sein de la famille ? En juin 1911, les Leclère écrivent à leurs producteurs une curieuse lettre : problèmes pour faire fonctionner la laiterie ? Ils revendront finalement leur entreprise au bout de deux ans.

carte Louis Jonot
carte Louis Jonot parmi la collection d'entêtes
© archives Jonot
Le 10 juillet 1912, la famille Jonot reprend la laiterie (ils achèteront les murs en 1921). Louis Jonot, fils d'une famille de laitier (six frères laitiers), après deux expériences de commerce du lait à Paris s'installe à Trois-Moulins afin de redémarrer la laiterie avec sa femme, ses deux filles et son fils (voir la saga Jonot).
L'activité de la laiterie consiste à ramasser le lait dans les campagnes environnantes à une époque où la “ chaîne du froid ” n'existait pas et où, pour garantir la fraîcheur, le lait trait de la veille au soir ou du matin doit être disponible à la vente dès le petit matin. Une petite partie du lait est transformée sur place pour faire : du beurre, de la crème fraîche, du fromage blanc, des “ petits suisses ”, du fromage de “ Brie de Melun ”. Le lait et ces produits sont vendus dans deux ou trous dépôts dans Melun ainsi que livrés dans certains établissements (écoles, casernes, hôpitaux, …). Une partie est vendue aussi sur place, complétée par une activité annexe d'épicerie pour le village, tenue dans la cuisine de la famille.

dépôt de lait Rue du Four © archives Jonot
dépot de lait Rue du Four à Melun
© archives Jonot
La vie de la laiterie s'organise et fonctionne correctement jusqu'à ce que survienne la guerre de 1914. Malgré ses 41 ans et ses trois enfants Louis Jonot est mobilisé le 3 août 1914. En l'absence des hommes ce sont les femmes, Marie-Julienne Jonot, aidés des enfants : Louise, Henriette et René, qui prennent le travail en main. Cette réalité nationale fera même déclarer au Président du Conseil René Viviani, le 7 août 1914 :

“ Debout, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la patrie. Remplacez sur le champ de travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés !
Il n'y a pas, dans ces heures graves, de labeur infime. Tout est grand qui sert le pays. Debout ! A l'action ! A l'oeuvre ! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde. ”
Peu d'hommes verront cette gloire ! Un frère, plus âgé, du laitier (Modeste 58 ans) viendra donner un coup de main ; il décèdera à Trois-Moulins le 16 novembre 1914, très affecté par la mort de leur plus jeune frère Léa (le 9 septembre 1914) sur le front de la Marne. Louis Jonot sera tué quelques jours plus tard (le 27 novembre 1914), d'une balle dans la tête, à Maricourt (Somme) dans les débuts de la guerre (Il laisse un témoignage émouvant : un papier plié en huit où il écrivait la vie de tous les jours sur le Front).

La vie de la laiterie n'a pas dû être facile pendant la guerre. Les enfants sont mis à contribution : Louise (14 ans) s'occupe des tournées. Son père lui avait appris à s'occuper des chevaux : cela lui sera d'une grande utilité. Très tôt le matin elle attèle son cheval et part faire sa tournée.

Sans doute aidés par des ouvriers non mobilisables, l'activité de la laiterie se sort bien de cette épreuve. Le 14 juillet 1919 Mme Jonot reçoit un diplôme d'honneur du Conseil Général : “ A Mme veuve Jonot qui, en l'absence de son mari alors au front, a courageusement assumé la direction de son exploitation et ainsi contribué à la défense de la patrie ”.

La vie reprend son court et le travail reprend à plein. Les économies et les bénéfices sont réinvestis dans la modernisation de l'activité. En 1921 la famille Jonot devient propriétaire des murs.

C'est le début d'une période de modification des bâtiments. En premier on pare sans doute aux réparations d'urgence : l'appentis, sous lequel coule l'ancienne chute d'eau du moulin et dans lequel gisent les restes de la roue, est démolit et remplacé par un garage surmonté par une terrasse, ce qui donne une allure plus moderne. Plus tard on construit un bâtiment dans la cour pour l'activité de la laiterie Dans une troisième phase une dépendance, à la droite du bâtiment principal, est démolie et remplacée elle aussi par un bâtiment (au-dessus d'une cave voûtée) qui deviendra la “ fromagerie ” et couvert aussi par une terrasse, symétriquement à la première. L'enduit de la façade est rénové dans un style sans doute d'époque. On sent une volonté de donner un aspect moderne à l'ensemble. C'est sous cet aspect qu'il se présente aujourd'hui, même si les terrasses et l'enduit ont vieillit et que la volonté actuelle est plutôt de redonner à cet ensemble un aspect plus proche de celui des origines.

Les techniques de travail du lait se modernisent : la laiterie sera une des premières de la région à “ pasteuriser ” le lait. On construit une chambre froide : grande pièce isolée par 25 cm de liège sur les murs, le sol, le plafond dans lequel un serpentin, remplit de saumure, extrait les calories par l'intermédiaire d'un compresseur situé dans un local contigu. Une ancienne locomobile à vapeur, installée sur pied, produit l'énergie nécessaire pour entraîner les différentes installations : écrémeuses, machine à laver les carafes, …

Les charrettes sont progressivement remplacées par des camions et les chevaux ne sont plus nécessaires. Cela entraîne la modification de certains bâtiments.

Intérieur de la laiterie © Archives JONOT
Intérieur de la laiterie. Marie-Julienne, Henriette et Louise Jonot
© archives Jonot
Le fonctionnement de la laiterie restera une affaire de famille : Marie-Julienne (la mère), Louise et Henriette (les filles), René (le fils). Henriette, la deuxième fille, se mariera en 1927 avec un maraîcher et quittera la laiterie familiale pour habiter la rue de Trois-Moulins (Melun). René, après un apprentissage de mécanique, s'occupera plus particulièrement de l'entretien des véhicules à moteur et des installations.

La guerre de 1939-45 survient, très différente de celle de 1914-18. René Jonot est mobilisé en 1939 et partira vers la frontière belge. En 1940 il sera fait prisonnier et envoyé, pour travailler, dans un stalag à l'est de l'Allemagne. A l'arrivée des allemands c'est l'exode : on quitte et abandonne tout ; à pied, à cheval, en voiture, pour les Jonot cela sera en camion. Cela ne durera que quelques jours et quelques dizaines de kilomètres. Les nouveaux occupants rejoignent et arrêtent ce flot de population. On revient donc chez soi en espérant tout retrouver intact. C'est le début des périodes de rationnement avec la mise en place de cartes de ravitaillement et de tickets. En tant que producteur ou commerçant, il faut sans cesse contrôler et gérer ces tickets et être parfaitement à jour pour les contrôles. Certains véhicules sont réquisitionnés. Il faudra se débrouiller sans. Malgré cela la laiterie ne souffrira pas trop de cette guerre.

Après la guerre la vie retrouve son cours d'avant. On essaie de récupérer les véhicules réquisitionnés et de redémarrer l'activité, malgré une période de rationnement qui durera encore quelque temps. La modernisation continue, c'est après la guerre qu'est installée la chambre froide. L'activité bas son plein.

Dans cette période on assiste à beaucoup de changements, notamment dans les activités agricoles. La Brie étant une région “ riche ”, beaucoup d'agriculteurs se tournent vers les grandes cultures plus rentables, avec des moyens mécaniques de plus en plus performants. L'élevage tend à disparaître. Avec les moyens de transport et les progrès de la réfrigération, le lait est produit dans des régions plus éloignées, moins propices aux cultures, et traité dans des grandes laiteries industrielles. Les “ femmes ” Jonot, vieillissantes, céderont finalement l'activité de la laiterie le 1er avril 1959 aux établissements Laforge de Melun, gardant quelques temps encore une petite activité d'épicerie et dépôt de lait sur le village.

Marie-Julienne Jonot décédera en 1973 dans sa 100e année. Louise, la dernière Jonot à habiter ce lieu, décédera en 1996 à l'âge de 95 ans. René, installé en Bretagne après un emploi de mécanicien de l'industrie aéronautique et différents emplois jusqu'à obtenir ses droits pour la retraite, décédera en 2001 à l'âge de 97 ans.


1. “ Le lait, la vache et le citadin ”, Pierre-Olivier FANICA, éditions QUAE (2008).

2. “ L'ESCALADE ”, Grasset (1970), Henry de Monfreid, Xe et dernier tome de la série “ l'Envers de l'Aventure ”, non réédité à ce jour.


Articles :
“ A 95 ans, elle travaille encore ! ” (Le Parisien Libéré S.-&-M. 28 octobre 1968)

“ Moulin Roy et laiterie de Trois-Moulins ” par Mme Streichert (bulletin de Rubelles 1980)

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