© collection Lucien V. |
“ Dans mes tournées à travers le pays de Caux, ce verdoyant plateau, j'aperçus la mer dans l'échancrure d'une vallée, aussitôt je vins au bord de la falaise contempler les eaux verdâtres de la Manche.
Je m'arrêtai longtemps à écouter le ressac en suivant des yeux les traînées d'écume que le jusant emporte au large, avec les barques de pêche aux voiles tannées, couleur de feuille morte.
Cette bouffée d'air marin éveilla tout à coup une impérieuse nostalgie. La voix de la mer m'appelait, comme le chant des sirènes.
Le soir j'allai coucher à Fécamp.
La vie maritime de ce petit port de pêche, son odeur de goudron et les relents des usines de salage achevèrent de me détacher de la vie parisienne ; c'est là qu'il me fallait vivre. ”
Quand on se rend à Fécamp aujourd'hui, on a du mal à imaginer l'animation qui y régnait vers 1900. C'était un des grands ports pour la pêche à Terre-Neuve. Entre deux campagnes, de nombreux navires (grands voiliers) étaient à quai : beaucoup d'animation en hommes, en matériels et en marchandises...
Au centre on aperçoit la sortie du port et à gauche la passerelle Botton. © collection Lucien V. (voir autres vues) |
Monfreid (de) ; 104 Quai Guy de Maupassant ; Fécamp ;On notera que cet emplacement est très bien situé : en face de la passerelle Botton, qui permettait la traversée du port, pas trop loin de la gare et aux premières loges pour voir les navires entrer ou sortir du port.
Société Laitière Maggi ; Tél : 1.36
“ Je ne pouvais évidemment continuer à faire ainsi du beurre chez moi, en chambre. J'installai donc à quelque distance de Fécamp une petite usine modèle où je mis François comme chef de dépôt, avec sa femme et son chien.
C'était un vieux moulin, depuis longtemps abandonné au fond d'une petite vallée étroite, une gorge plutôt. La roue était pourrie, à jamais arrêtée dans un enchevêtrement de ronces. Personne ne passait plus sur le mauvais chemin qui rejoignait la route. Les hommes semblaient fuir cette solitude hallucinante où la vieille bicoque au toit de chaume évoquait des fantômes de légende.
J'avais acheté au Havre une chaudière verticale et un moteur à vapeur du temps de Denis Papin. Mais il tournait. ”
Aujourd'hui, on a oublié le passage de Monfreid et de sa famille à Fécamp et il n'a pas encore été possible de retrouver l'emplacement de la laiterie 1. La plus proche que j'ai pu trouver est celle de Bec-de-Mortagne. Elle pourrait correspondre : c'était une beurrerie modèle en 1908, elle a été Maggi, par contre ce n'est pas un ancien moulin et elle est située à une dizaine de kms...
© collection Lucien V. (voir autre vue) |
“ Je me fixai donc à Fécamp ; je louai une petite maison sur le port et à peine installé j'achetai une barque.
Elle n'était destinée évidemment qu'à d'innocentes promenades le dimanche, mais peu à peu, à cause de l'heure des marées, du vent, ou pour d'autres raisons maritimes, je partis le samedi soir d'abord, puis le vendredi pour ne revenir que le lundi. J'inaugurai en quelque sorte le week-end actuel.
Le père Fromentin, terreneuva retraité, venait avec moi. J'étais déjà assez marin pour me méfier de la mer et de la Manche en particulier avec qui on ne badine pas.
Grâce à l'expérience de ce vieux pêcheur, je m'initiai aux secrets d'une navigation difficile dans ces eaux perfides, alternativement balayées par des courants de plus de quatre nœuds. J'appris à me servir de cette force naturelle pour m'en aller en pleine mer, à plus de trente milles au large et revenir avec le courant inverse à mon point de départ. Enfin j'achetai un vieux moteur d'automobile, je fondis moi-même une hélice en alliage d'imprimerie et réalisai ainsi la navigation mixte. Par temps calme, ma barque filait ses quatre nœuds, ce qui émerveilla la population maritime.
Je fus ainsi un peu précurseur, car beaucoup suivirent mon exemple. ”
© collection Lucien V. (voir photo de caïque) |
Les citations ci-dessus sont extraites d'un ouvrage écrit en 1968 : “ l'Escalade ”, 10ème et dernier tome de la série “ l'Envers de l'Aventure ”, qui raconte sa vie entre la naissance de sa grand-mère paternelle et son départ pour l'Afrique en 1911. Cette série n'ayant probablement eu qu'un succès limité, il résumera cette série dans la première partie son dernier ouvrage “ le Feu de Saint-Elme ” (1973), encore édité actuellement sous le titre de “ Mes Vies d'Aventure ”, qui est le récit autobiographique de sa vie.
Comment se termina l'histoire à Fécamp ? Ci-joint cet extrait du “ Feu de Saint-Elme ” :
“ Ecœuré de toutes ces intrigues, et hanté par le désir d'être mon maître, je donnai ma démission... encore une fois !
Je gardai le logement où j'avais installé ma famille a Fécamp, et je crois bien que dès lors, l'appel de la mer me détacha de l'industrie laitière.
Les dundees de pêche et les goélettes partant au printemps pour l'Islande ou Terre-Neuve, n'avaient pas été étrangers à mon besoin d'évasion.
Je me préparais donc à passer l'examen de capitaine au long cours, quand le père Korn, en ce temps-là se disant mon ami, me proposa une petite laiterie au lieu-dit de Trois Moulins, à deux kilomètres de Melun. ”
© reproduction |
Il nous parle d'un terre-neuvier qui était resté à quai et qu'il aurait eu l'idée d'acheter : le “ Turenne ”. Après quelques recherches 3, il apparaît qu'il y a bien eu deux Turenne à Fécamp : le 1er n'apparaït plus après 1897, le 2ème vient du Canada et est acheté et rebaptisé par un armateur fécampois en 1899. Si on suit son parcours, on s'aperçoit qu'il reste à quai toute l'année 1908. Il est armé pour Terre-Neuve en 1909 et coulera par voie d'eau en avril 1909. Monfreid apprendra plus tard le sort de ce bateau et s'en inspirera pour son ouvrage “ le naufrageur ” (suite de “ la Triolette ”). Ces deux romans se déroulent bien en Pays de Caux. Ce sont, à ma connaissance, les deux seuls romans se déroulant en France (sauf peut être aussi “ le Naufrage de la Marietta ”)...
On constate, une fois de plus, que son récit est précis. S'il a rêvé en voyant ce bateau à quai, ce ne peut donc être qu'en 1908...
© collection Lucien V. |
Le 29 juin 1909, son père4 reçoit une lettre d'Henri lui indiquant qu'il a démissionné. Début août, il annonce sa venue à Corneilla-de-Conflent, qu'il quittera fin août, avant d'aller s'installer à la Laiterie de Trois-Moulins.
© Lucien Varlet, septembre 2009
1. M. Yves Duboys-Fresney, membre des “ Amis du Vieux Fécamp et du Pays de Caux ”, mentionnait déjà le passage de l'écrivain et situait la laiterie à Cany, qui est bien un ancien moulin (filature) mais un peu trop loin à mon goût (20 kms).
2. Le Bout-menteux est un mot cauchoix (pays de Caux) qui désigne (si j’ai bien compris) les récits entre marins, mais aussi le coin du port où ont lieu ces discussions. On peut imaginer Henri de Monfreid fréquentant cet endroit.
3. Merci à l'association “ Fécamp - Terre-Neuve ” pour les informations données sur ce bateau
4. Agendas de George-Daniel de Monfreid, © archives famille de Monfreid, copie de la Documentaion du Musée d'Orsay.
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