retour Accueil Georges-Daniel de Monfreid (Maurice Denis, 1938)

Si George-Daniel de Monfreid a côtoyé de nombreux artistes : peintres, écrivains, poètes, musiciens... les textes sur lui sont relativement peu nombreux. J'ai choisi ce texte de Maurice Denis (1870-1943), artiste peintre et historien d'Art, qui servait de préface au catalogue de l'exposition : Georges-Daniel de Monfreid et son ami Paul Gauguin (Galerie Charpentier, 1938). Cette exposition était organisée au bénéfice du Dispensaire des artistes, sous le Haut Patronage du Président de la République et du Ministre de l'Education Nationale.

Un homme a consacré sa vie à l'amitié de Gauguin un peintre a sacrifié son orgueil d'artiste à la gloire de Gauguin ; passionné de peinture, il a persisté jusqu'à la fin à s'effacer, comme il le disait lui-même,  dans l'ombre du grand bonhomme qui l'éclipsait de tout son génie. 
Cette exposition a pour but principal de faire connaître l'oeuvre ainsi sacrifiée et volontairement sacrifiée de Georges-Daniel de Monfreid.

Il était né en 1856. De huit ans plus jeune que Gauguin, il n'avait été ni son élève ni son disciple, comme Filiger, de Hahn, Maufra, Séguin ou Sérusier, encore moins son émule, comme Emile Bernard. Il ne l'avait pas suivi à Pont-Aven ou au Pouldu. Leurs relations dataient d'une rencontre à l'Académie Colarossi, après le voyage à la Martinique, et sans doute il l'avait peu fréquenté à Paris, tout en l'admirant beaucoup, jusqu'au premier départ pour Tahiti, en 1891.
Dans le recueil des Lettres à Daniel de Monfreid, publié et préfacé par Victor Ségalen, la première est datée du 11 avril 1891. Elle commence ainsi :  Figurez-vous que mon voyage par Nouméa peut durer longtemps et coûter 500 francs de plus...  Jusqu'à sa mort, en 1903, Gauguin aura sans cesse recours à la générosité, à l'infatigable complaisance du cher Daniel. Il se plaindra par chaque courrier que l'envoi de fonds de Chaudet ou de Vollard n'arrive pas. Il lui exposera ses déceptions, ses rancoeurs, ses projet, surtout ses besoins d'argent, et quelquefois ses idées sur l'art. Obsédé par l'espoir d'équilibrer son budget de misère, il ne lui fera pas grâce d'un chiffre, refaisant interminablement ses chimériques calculs.
La souffrance physique et morale, la solitude, la pauvreté, aussi dure en Océanie qu'en Europe, expliquent assez le ton lamentable de cette correspondance. Daniel ne se découragea point, sa foi ne fut jamais ébranlée. Il accepta sans sourciller toutes les exigences, envoyant de l'argent, des couleurs, et jusqu'à des brodequins lacés pour ses pieds malades, faisant les courses, les démarches les plus délicates, sollicitant les amateurs et les marchands. Dans ce Gauguin aigri et pitoyable, il ne voyait que l'homme de génie méconnu. Il était le bon Samaritain qui pansait de loin les plaies du grand blessé, blessé dans son orgueil et dans sa chair, mais toujours apte à réaliser ses rêves splendides, à créer de magnifiques chefs-d'oeuvre.
Gauguin conserva jusqu'au bout son attrait, son prestige auprès de son  irremplaçable  ami.

Comment expliquer chez Daniel cet attrait, cette confiance inébranlable dans le génie d'un artiste dont les tendances artistiques étaient si différentes des siennes ? Quelles secrètes affinités rejoignaient ces deux hommes d'intelligence et de caractère si divers ? Dès les premières oeuvres; où se voyaient d'ailleurs l'influence de Pissaro, des Impressionnistes et de Cézanne (alors méprisé), Daniel avait eu le pressentiment de la place éminente que tiendrait Gauguin dans l'art de son temps, entre Redon, Degas, Monet et Puvis de Chavannes.
Pour moi, si j'en appelle à mes souvenirs, à mes impressions des années 88-89, je sais que ce qui nous séduisait chez Gauguin, c'était la révélation d'un style nouveau répondant pleinement aux aspirations de notre jeunesse. Le mouvement littéraire Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, trouvait en lui son expression. L'Impressionnisme devenait le Synthétisme - formule décorative, hiératique, de simplification et de déformation - qui aboutissait au Symbolisme, c'est-à-dire à la transposition de la nature dans le domaine de l'intelligence et de l'imagination. L'homme qui incarnait ces idées s'imposait par l'originalité de sa personne et de son existence aventureuse, par la violence de ses propos, le romantisme exaspéré de ses attitudes - mélange d'idéal et d'instinct, de tradition et d'anarchie, d'ingénuité et de cabotinage.
Il semble bien, les Lettres de Tahiti en font foi - et plus encore sa peinture, - que Daniel de Monfreid n'adoptait pas toutes les théories de Gauguin. Elles n'ont eu sur lui qu'une influence très relative. Indépendant et autodidacte, plus près de Pissaro ou de Guillaumin que de Gauguin, il n'a jamais - comme celui-ci s'en vantait dans une des lettres -  brisé la chaîne de la réalité matérielle . Il est resté fidèle à la nature. Ni décorateur, ni poète symboliste, il s'est attaché à rendre la nature avec conscience et application. A peine trouve-t-on dans ses figures - portrait bien composés selon la formule classique - les demi-teintes colorées et le modelé simplifié à la manière de Gauguin. Peut-être aussi, dans certains paysages anciens, emploie-t-il les  tons tissés , sorte d'enrichissement de la teinte plate,  d'orchestration , comme nous disions alors, et comme on le voit dans les paysages de Gauguin de l'époque de Pont-Aven.
L'originalité de Daniel reste intacte, précisément parce qu'au contraire de Gauguin, il ne prend pas de libertés avec la nature. Il en traduit les volumes sertis d'un contour net, sans déformation, accusant les reliefs, ne négligeant aucun détail, ne laissant aucun morceau inachevé. Parmi les figures, celles qu'on appelle la Joconde, son portrait au béret blanc, celui de Victor Ségalen, et beaucoup d'autres font voir la probité de son dessin, et cette sorte d'austérité qu'accentuent encore les tonalités graves de sa couleur. De belles natures mortes, fruits et bouquets, tirent leur effet des mêmes rapports foncés dans des gammes sombres.
Quant aux paysages, conçus tout autrement, ils font dans cet ensemble des taches claires, de couleur lumineuse : vues du Roussillon et de Cerdagne, où il y a des verts de qualité rare, des ciels légers, des montagnes nuancées. De cette terre maternelle, qu'il aimait fidèlement, humblement, - même lorsque sa pensée s'envolait vers l'ami lointain, aux îles océaniennes, - il a su exprimer la beauté et la grandeur.
Toutes ces toiles sont peintes  abondamment , (comme Daniel le conseillait à Gauguin qui répondait :  Avec quel argent pourrais-je étaler si j'étais prodigue de couleurs ? ). Il en résulte une matière riche et solide que le vernis à la cire rend lisse et polie comme celle des Primitifs flamands.
Enfin, en contraste avec l'objectivité et le réalisme des peintures, un grand bas-relief apporte ici une note pathétique et religieuse. C'est un Calvaire, un Christ en croix très expressif, vrai Dieu et vrai homme, avec à ses pieds Marie et Marie-Madeleine accablées. Sculpture de peintre, certes, mais sincère, émouvante, riche en détails pittoresques, qui témoigne de ses dons plastiques et de l'élévation de sa pensée - et ne rappelle en rien la sculpture de Gauguin.
C'est à propos de cette oeuvre assez exceptionnelle dans l'oeuvre de Daniel que Gauguin écrivait en juillet 1899 :  Je suis un peu furieux après vous : pourquoi à l'exposition de Durand-Ruel n'avez-vous pas exposé votre bas-relief ?  Et il lui reprochait  d'exagérer la modestie .

On a voulu ici mettre à l'honneur à la fois l'oeuvre de Daniel de Monfreid et sa modestie, tout en associant à sa mémoire, comme il l'aurait souhaité lui-même, la mémoire de son grand ami.
C'est pourquoi, à côté de l'exposition à peu près complète de ses oeuvres, sa famille et ses amis ont eu l'idée de restituer tel qu'il était son atelier de la rue Liancourt, où il n'y avait au mur que des toiles de Gauguin, (le Cheval blanc qui appartient au Louvre étant représenté ici par une bonne copie de Daniel). Des objets sculptés, des dessins, des manuscrits de Gauguin y figurent exclusivement comme pour souligner que dans l'atelier de Monfreid il n'y avait place que pour Gauguin.
Et voici les bois sculptés que Victor Ségalen a rapportés des Marquises, débris de sa case, de la Maison du Jouir, appelée ainsi, dirait-on, par antiphrase, plutôt maison de l'Angoisse, bolge de l'enfer, où Gauguin a tant souffert et lutté désespérément contre la misère, le découragement et la mort.
Deux ans avant de mourir il écrivait à Monfreid :  Si vous pouviez m'envoyer une petite toile de vous, comme votre portrait par exemple, je serais bien heureux de l'installer dans ma petite chambre des Marquises... Je lui ferais un joli petit cadre sculpté . 
C'est aujourd'hui toute l'oeuvre de Georges-Daniel de Monfreid qui vient se placer, s'encadrer entre les bois sculptés des Marquises - et s'installer pour la postérité dans le voisinage historique de Gauguin, dans le rayonnement de sa gloire.

Maurice Denis.


Suite vers : Sur Paul Gauguin (G. Daniel de Monfreid, 1903)

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