Conférence donnée par Henry de Monfreid, à l'Eden (Melun), le mardi 28 février 1961 :
Le commis boucher de Djibouti devenu aventurier
Henri de Monfreid
a esquissé le roman de sa vie fabuleuse
Dans les rides de sa peau brune, dans son visage osseux, se lit l'étrange destinée de cet homme exceptionnel. Dans ses yeux perçants et brûlés par le soleil, sous son vaste front auréolé d'une crinière blanche, roulent des images de mort, d'aventures, de gloire !
Henry de Monfreid ressemble bien à sa légende. Il reste cet extraordinaire aventurier qu'on a appris à connaître à travers ses livres.
L'histoire de ce grand vagabond dont Joseph Kessel a écrit qu'il était le " dernier des aventuriers " est véritablement prodigieuse.
Lors de la causerie qu'il a faite mardi soir, devant une salle abondamment garnie, à l'Eden-Cinéma, nous avons découvert un homme simple, racontant simplement les choses les plus ahurissantes, de cet accent voilé qui module ses phrases comme une mélopée nostalgique. Monfreid parla des 44 années qu'il a passées dans ces pays de la Mer Rouge, où il a côtoyé des princes et des vagabonds, des espions et des bandits. Pour mieux les connaître, il leur ressembla. II se fit musulman pour pénétrer dans les régions interdites, vivant à la lisière du danger, de la violence et du mystérieux.
Il estmpossible de conter, même brièvement, cette vie riche mouvementée et passionnée qui lui a conféré aux yeux des naturels des bords brûlants de la Mer Rouge une légende de demi-dieu et de sorcier.
Monfreid parla de ses aventures, du vrai visage de l'Ethiopie, de ses expéditions au Yémen interdit, de ses plongées aux perles, de son existence de pirate et de trafiquant débarquant la nuit sa cargaison d'armes dans des criques désertes.
Ce qu'il n'a pas dit, c'est qu'à quatre ans, sur la goélette de son père, le peintre Daniel de Monfreid, l'ami de Gauguin, il fit son premier voyage en Afrique ; que, de ce jour, il apprit à connaître et à aimer cette mer qui devait être sa raison de vivre.
Ancien élève du lycée St-Louis, de Polytechnique et de Centrale, il fut pendant plusieurs années ingénieur d'une importante industrie française, mais le secret appel des lointains horizons, lui fit tout abandonner pour partir loin d'une Europe dont les contraintes l'excédaient. Il quitta la France vers les années 30.
A Djibouti, il fut commis épicier. Un jour, ses patrons l'envoyèrent a l'intérieur des terres, pour se ravitailler à meilleur prix.
Séduit par la vie arabe, il décida d'apprendre la langue et de se faire musulman. Le petit épicier devint aventurier. Il acheta un lougre, le " Fat el Rahman ", se lança dans la pêche aux perles, puis dans la contrebande d'armes, entre l'Ethiopie et l'Arabie.
Quelques démêlés avec les Anglais lui firent abandonner les armes pour le haschich.
Il planta le drapeau français sur les Iles Farsan.
De la rencontre avec Joseph Kessel qui, en 1930, effectuait un reportage sur la traite des esclaves, pour le compte du " Matin ", Monfreid devint le grand écrivain des " Secrets de la Mer Rouge ", de " La Croisière du Haschich ".
Aujourd'hui, entre deux aventures, il vit des jours paisibles dans sa propriété d'Ingrandes, aux confins du Berry.
A 82 ans, il se sent encore des " fourmis dans les jambes ". " Si Dieu le veut, je repartirai bientôt ", devait-il dévoiler à son auditoire, avant de prendre congé.
Sa causerie, agrémentée de 150 photos inédites fut, on s'en doute, très prisée et chaleureusement applaudie.
Au cours de l'entr'acte, l'écrivain-navigateur Henri de Monfreid signe ses oeuvres dans le hall du cinéma.
© collection privée, merci à Jean M. pour cet article...
Cet article du journal “ La Liberté ” (vendredi 3 mars 1961) fait un peu sourire. A l'époque il n'existait pratiquement pas de biographie ou d'autobiographie d'Henry de Monfreid.
L'article ne mentionne pas le passage de Monfreid à Melun en 1909/1910, ni sa carrière de laitier. On peut donc supposer que l'écrivain n'en a pas parlé. Par contre, par des souvenirs familliaux, on sait que Louise et René Jonot ont pu rencontrer l'auteur et faire dédicacer un exemplaire des Secrets de la Mer rouge.
Le texte ci-dessous correspond au contenu du livret qui accompagnait cette conférence. En étant pointilleux, on trouvera là aussi quelques erreurs...
TEL un Vlaminck en peinture, Henry de MONFREID est un « fauve « de l'exploration et de l'aventure. D'une fougue extraordinaire, il n'a cessé toute sa vie d'errer et de vagabonder, dans une quête passionnée d'indépendance, par goût inné du risque et de l'évasion, par mépris des eaux mortes et des piétinements. Personnage de légende, haute et peut-être dernière figure de l'aventurier, le grand écrivain des terres d'Arabie et de l'Ethiopie, du Kenya et de la Mer Rouge, a composé une uvre captivante qui comporte près de quarante volumes, vaste fresque pleine de couleurs et d'exotisme, histoire à peine romancée d'une existence vouée à la mer, ivre de lumière et de liberté.
Fils du peintre Daniel de Monfreid, l'ami de Toulouse-Lautrec, de Gauguin, de Maillol et de Seurat, il naît le 14 novembre 1879 à La Franqui, aux confins du Languedoc et de la Catalogne. Il vit là en sauvage jusqu'à six ans, fait ses premières croisières sur la goélette de son père. Ses études terminées au Lycée de Carcassonne, il prépare Centrale et Polytechnique au Lycée Saint-Louis à Paris. Un premier échec le décourage. Il abandonne, se brouille avec sa famille. Il est pendant plusieurs années, ingénieur-chimiste d'une importante industrie française. Mais les contraintes l'excèdent. En 1908, il débarque à Djibouti, s'emploie dans une factorerie. Il achète pendant quelque temps les cuirs, le café. Bientôt repris par l'appel de la mer, i! construit un voilier et part en Mer Rouge.
Il disparaît, se fait musulman pour pénétrer dans les régions interdites aux « roumis «. Successivement pêcheur de perles, marchand d'armes comme Rimbaud, contrebandier de haschich, il pénètre au cur du Yemen et de l'Ethiopie, sur les pistes secrètes des trafiquants d'esclaves. En 1936, il y fait la guerre avec les Italiens. En 1940, il est arrêté par les Anglais qui l'envoient au Kenya. Il rentre en France en 1947 et se retire dans sa vieille demeure d'Ingrandes, en Touraine.
André CHARDINE
Que ce soit à Djibouti, molle et visqueuse, que ce soit dans la brousse éthiopienne, ou parmi les pierres noires hantées des sauvages Danakil, ou en Erythrée ou dans les sables du Hedjaz, ou encore chez les plongeurs de perles au creux des îles vierges, bref, depuis l'Egypte jusqu'aux Séchelles, il suffit de prononcer son nom pour que le Français, l'Anglais, l'Italien, pour que le Somali, l'Abyssin, le Galla, l'Arabe et le Dankali le reconnaissent et que chacun le mêle à quelque récit violent et fantastique.
Monfreid, sans le chercher, a inspiré une légende sur les côtes tragiques de la Mer Rouge. L'imagination est sans frein chez les primitifs, elle est chaude chez les blancs que frappe un terrible soleil. Avec les échos suscités par son existence, il serait facile de faire de lui un personnage prodigieux. A quoi bon ! La réalité est assez éloquente.
De famille catalane, fils de Daniel de Monfreid, peintre et voyageur, ami de Gauguin, Henry de Monfreid débuta mal. Il fut refusé à Polytechnique et se ruina dans des affaires et des amours médiocres. Sans un sou, le cur vide, il s'embarqua, en 1910, pour l'Abyssinie, sur la foi de vagues renseignements, où il était question de commerce de café.
Il avait alors dépassé la trentaine. Il considérait que sa vie était achevée. Elle commença.
Il faut à certains hommes, pour développer leurs forces secrètes et fécondes, un climat spécial, aussi bien spirituel que physique. Le destin de Monfreid était de découvrir le sien alors qu'il croyait aller à une retraite végétative.
Ces étendues farouches, peuplées d'hommes rapides et âpres, baignées par une mer brûlante, où ne fréquentaient guère que les sambouks des trafiquants arabes et les zarouks des pirates zaranigs, il sentit soudain qu'il leur appartenait. Sans doute une ascendance maure, une misanthropie naturelle, un sang de contrebandier, un amour passionné de la mer avaient formé chez lui un appétit inconscient, furieux, d'aventures et de solitude. Aussi, quand la terre et les flots lui offrirent soudain leurs possibilités infinies, dans un corps à corps quotidien où l'homme, dépouillé de toutes ses armes artificielles, se trouve réduit à sa propre mesure, Monfreid se révéla à lui-même.
Il apprit l'arabe et les dialectes dérivés de lui que parlent les tribus de la côte et de l'intérieur. Il méprisa comme elles, le feu meurtrier du soleil, mangea, s'habilla selon les murs.
Ainsi trempé, il fit des caravanes dans la région paludéenne et désertique de l'Awash. Il lui arriva d'être poursuivi par des chasseurs d'hommes et il dut, pour leur échapper, se maquiller en noir, délayant le crottin de sa monture dans sa propre urine, car l'eau manquait.
Au cours de ces voyages, il s'aperçut que la marchandise préférée de ces régions était le fusil. Il se fît contrebandier d'armes. Avec le peu d'argent que lui avaient procuré ses caravanes, il acheta un sambouk. C'est une barque non pontée avec une pauvre toile.
Sur cette coquille, Monfreid commença de sillonner la Mer Rouge. Il forçait la surveillance anglaise - avant la guerre de 1914, les autorités françaises ne s'y opposaient point et débarquait, la nuit, sa cargaison dans quelque crique déserte. Il apprit à connaître tous les îlots, tous les récifs, tous les mouillages. Il entreprit la pêche des perles, s'établit dans une île sauvage au milieu d'un dédale féerique de palétuviers, avec ses plongeurs et ses marins noirs...
Je ne veux pas raconter ici les péripéties de cette existence, car Monfreid en a commencé lui-même le récit. S'il l'achève, il donnera des mémoires qui sembleront d'un autre siècle, celui des coureurs de mer, des gentilshommes de fortune. On y verra comment il osa rêver de donner, seul, les îles Farsan à la France, comment il lutta contre l'Intelligence Service, comment il passa des armes et d'autres chargements interdits, comment il poursuivit jusqu'aux Séchelles, ayant monté une bombarde sur son boutre, un bateau où se trouvait la marchandise qui lui avait été dérobée. On lira aussi le naufrage de 1' « Ibn-el-Bahar « (le Fils de la Mer), voilier qu'il avait de ses mains construit et qui s'abîma d'un seul coup dans la Mer Rouge, et bien d'autres histoires qui serrent le cur et enfièvrent l'imagination. Et toutes les coutumes, les superstitions millénaires, les rêveries des nakoudas arabes, des matelots somalis, des guerriers donakil, se mêleront merveilleusement aux aventures de ce Français qui voulut vivre une vie de hardiesse, de solitude et de liberté.
Voici onze ans, en 1919 je revenais de Vladivostok et touchais Djibouti. On me parla de Monfreid. J'étais très jeune, nourri de romantisme. Je pensais au Manfred de lord Byron. Puis cette image s'effaça...
Un jour de septembre dernier le lieutenant de vaisseau Lablache, étudiant avec moi les itinéraires possibles de notre voyage aux marchés d'esclaves et pesant toutes les difficultés, me dit :
Un homme nous débrouillerait tout... Monfreid...
Monfreid... attends...
Il me fallut quelques instants pour retrouver les souvenirs confus que ce nom éveillait. Lablache les précisa. Il avait travaillé au. port de Djibouti. Ses camarades, sur l'aviso « Diana « avaient croisé à la poursuite des sambouks d'esclaves. Lablache me rapporta la légende de Monfreid : contrebandiers... pirates... bateaux fantômes en formaient les éléments essentiels.
Sans croire à tous les récits, il n'en était pas moins évident que ce Français, ensauvagé et fantastique, eût été pour nous le guide idéal, la clef-Mais où se trouvait-il ? Sur quel îlot, dans quel désert secret ? Le même regret et la même résignation devant l'impossible firent que Lablache et moi nous changeâmes d'entretien.
Or, une semaine ne s'était pas écoulée que, par un coup de fortune, Lablache, de qui l'ingéniosité semble être l'apanage aussi naturel que le courage et la gaieté, avait trouvé la trace de Monfreid. Et quelle trace : il arrivait à Paris.
Nous ne devions en partir qu'ensemble.
Ainsi qu'il arrive toujours lorsque l'on doit affronter un personnage extraordinaire, j'avais très peur en me rendant chez Monfreid. Peur pour l'objet de ma rêverie, pour l'image de lui qu'il allait peut-être lui-même ruiner. Combien je lui fus reconnaissant d'avoir son visage, ses mouvements, son regard !
A cinquante ans, Monfreid a la mobilité, la souplesse d'un jeune homme. Sa démarche prompte et silencieuse, ses yeux d'un bleu intense sous des sourcils noirs font songer à la fois à la brousse et à la mer. La race catalane se voit dans l'ovale long, osseux, dans le nez aquilin. Mais le haie indélébile qui dirait-on, a touché jusque sous la peau, l'apparente aux Arabes. Et puis, et surtout, il est d'ailleurs que les autres hommes. Son costume ne l'habille pas il le couvre. Son vrai vêtement, c'est le feu du soleil, le vent du large. Sa voix précise, voilée, est faite pour raconter les combats contre les requins, la plongée aux perles, les poissons-fleurs, les mutilations des vaincus.
J'ai été son hôte à Diré-Daoua, dans son usine électrique et sa minoterie, à Haraoué, dans sa maison, dans son jardin, au milieu de l'eau murmurante, des caféiers, des bananiers, des Gallas qui battent la doura en chantant et des esclaves qui vont chercher du bois. J'ai vécu sur sa terrasse d'Obeck où sont accumulés voiles, cordages, petits canons d'un autre âge, toute la mer, toute l'aventure. II m'a fait connaître le Gubet Kharab et l'îlot du Diable. Et j'ai essuyé le vent furieux du Bab-el-Mandeb sur son boutre avec son équipage noir.
Alors, j'ai compris que la vie de l'Europe ne peut plus mordre vraiment sur cet homme, sur ce « pirate «, ainsi que ses adversaires l'appellent perfidement et ses amis avec admiration.
Ce portrait est extrait de « LES JOURS DE L'AVENTURE « de Joseph Kessel (Editions Del Duca).
ON se souvient de la récente mésaventure arrivée en août dernier à Henry de MONFREID, disparu pendant huit jours entre la Réunion et l'Ile Maurice, à bord d'un petit cotre de trois tonneaux et de huit mètres de long, le « Rodali «. Des informations avaient même annoncé que le bateau avait coulé. Grâce à son sang-froid et à sa connaissance de la navigation, le hardi marin octogénaire avait réussi à gagner. Madagascar, sauvant une fois de plus sa vie et celle de ses compagnons des effroyables tempêtes de l'Océan Indien.
C'est ce récit et bien d'autres que nous contera l'auteur des « Secrets de la Mer Rouge « et de « Pilleurs d'épaves «. L'homme et l'uvre étant inséparables, ce sera en somme l'histoire de cinquante années de vie errante, de la Mer Rouge au Golfe Persique, parmi les pirates, les corsaires, ou dans la brousse avec les contrebandiers zanarigs et yéménites, les trafiquants d'esclaves et de stupéfiants. Il nous fera aussi connaître des peuples dont les vieilles civilisations sont aujourd'hui en voie de disparition, et ce qui subsiste encore de l'esclavage et de sa forme moderne.
L'intrépide voyageur relatera ses multiples aventures en Ethiopie, ses vicissitudes du Harrar au Kenya, le pays des Mau-Mau. C'est dire la richesse et la variété inépuisables de pareils souvenirs, l'abondance et l'étendue de ses évocations, à l'image de son uvre innombrable et merveilleusement colorée. On en peut extraire un livre au hasard. Tout de suite, il vous entoure. Il vit, s'élargit et se gonfle comme une mer, marche devant vous comme une forêt, se prolonge comme un appel de bête dans la savane. Tout y court, feule, chuinte, tangue ou roule de partout. Un peuple bigarré s'y agite : nègres, arabes, mulâtres, chinois, sorciers, chefs indigènes, princes et vagabonds, espions et bandits, dans un décor de puissance et d'étrangeté. Et chacun de ces livres porte le reflet des grands incendies crépusculaires, des aubes inconnues, des tempêtes, la chaleur écrasante du ciel des Tropiques, et ce mal qui depuis toujours au cur de l'homme a nom : Evasion, Aventure.
André CHARDINE