retour Accueil “ Quand le laitier-aventurier ne faisait pas son beurre... ”

LA LAITERIE HENRI DE MONFREID

Article paru dans le bulletin des Amis du Vieux Maincy, N°7 (1985)

Henri de Monfreid, le romancier-aventurier, mort il y a une douzaine d'années, fut laitier à Trois-Moulins pour quatre saisons. Il en a laissé le souvenir dans " Ma vie d'aventures " et l'a repris dans " le Feu de Saint-Elme " (1).
Son goût des voyages l'avait conduit à préparer l'examen de capitaine au long cours lorsque les circonstances le firent laitier à Trois-Moulins (2) ; c'était en juin 1909.
Celui qui allait mettre ses pas dans les marques de ceux de Rimbaud en Abyssinie, s'arrêtait en sol briard ; celui qui allait sillonner la mer Rouge de longues années (3), s'échouait sur les bords de l'Almont, mais pour un temps seulement.
Deux raisons l'incitèrent à tenter l'expérience : " Je fus séduit par la campagne d'alentour, verdoyante et fleurie comme elle l'est au mois de juin " ; " ... le père Korn m'avait fait miroiter tous les avantages d'une pareille entreprise qui, en quelques années, me mettrait entre les mains un capital suffisant pour armer à la grande pêche, à un âge où j'aurai toute la vie devant moi... " (Peut-être la seconde raison fut-elle la première ?)
Et de préciser : " Les propriétaires, en l'espèce la famille Mollereau, se retiraient après fortune faite en moins de dix ans. Les Mollereau étaient deux frères, plus leur femme, soit quatre personnes pour se partager la besogne, tandis que moi j'étais seule avec Lucie... (4) "

Là une mise au point s'impose. Nous avons tenu, par souci d'exactitude, à rencontrer un descendant de la famille. Il ignorait le texte de Monfreid et s'en est profondément offusqué. Après avoir rendu hommage à la mémoire de ses parents, il rappelle le grief de ceux-ci à l'encontre du laitier-amateur.
M. Roger Mollereau, fils, se souvient en effet combien, lorsqu'il était enfant, les " bruits quant à la fameuse fortune " avaient été gênants pour sa famille. Il n'avait jamais eu connaissance qu'Henri de Monfreid avait délibérément présenté ces bruits comme une certitude. Et, en mémoire de ses parents, il a tenu à préciser que " de 1899 à 1908, mon père M. Adolphe Mollereau et ma mère, Aline, propriétaires du Moulin du Roy et des terres attenantes, exercèrent le commerce du lait. Ils cédèrent le tout à Henri de Monfreid. Jamais ils n'ont amassé fortune à Trois-Moulins, mais ils ont surtout travaillé courageusement, élevant ainsi leurs trois enfants (5), convenablement, honnêtement.
De plus, Henri de Monfreid, qui avait réglé le prix du Moulin et des dépendances, n'a jamais payé les terres proches, et cela malgré les réclamations répétées de mon père... "

Parce que Henri de Monfreid a eu et a encore des lecteurs, il nous a semblé juste que M. Mollereau ait les siens pour témoigner du respect qu'il porte à la mémoire de son père. A chacun ses vérités...

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Mais revenons au travail du laitier de cette époque et pour Monfreid, faire à deux le travail accompli par quatre n'était pas de tout repos : " Le matériel comprenait deux voitures de ramassage, sur deux tournées, et deux autres, dites Gervaises, pour la livraison en ville matin et soir (6). A cinq heures du matin, je devais partir avec une des deux voitures. De retour à sept heures, mise en carafe puis un autre départ à neuf heures et même travail le soir. On revenait à huit heures du soir, fourbus, les mains sales, pour compter les gros sous... "
En fait, il semble bien que notre laitier n'ait pas " fait son beurre ". Ce fut même pis que cela :
Cette vie de forçat à laquelle je m'étais condamné dura un an, jusqu'aux grandes inondations qui submergèrent Paris et Melun... "
Et, curieusement, intervient avec les eaux sur terre, la comète de Halley dans le ciel : "... le découragement m'engloutissait comme une terre mouvante ; j'attribuais à la comète — qui passe dans notre ciel tous les soixante-seize ans — les plus mauvais présages, alors que, bien au contraire, les murs de ma prison allaient bientôt crouler... "
Un concurrent ayant assuré le ravitaillement par barque, notre pourtant futur capitaine au long cours perdit la moitié de sa clientèle : " ... Au point où j'en étais, à la veille de la ruine, rien ne pouvait ajouter à mon découragement... "
Le destin, sous les traits d'un chevrier, précédé des harmonies d'une flûte de Pan, allait pourtant frapper à la porte de la laiterie : "... Mon cœur battit quand j'aperçus, passant sur la route, un petit troupeau de chèvres allant vers Paris... J'achetai une chèvre pleine qui mit bas un chevreau mort-né. Sans défiance, je bus son lait et huit jours plus tard, un accès de fièvre me terrassa. Aucun médecin ne comprit la cause de cette fièvre à l'allure récurrente. Je profitai de l'occasion pour m'évader sous prétexte d'un changement d'air. Je partis... avec les enfants. Lucie devait rester sur place quinze jours pour mettre au courant l'acheteur que le père Korn avait déniché en lui laissant l'affaire dans des conditions ruineuses (7).
Nous étions fin juin, aux jours les plus longs de l'année, je pouvais donc, dans les deux ou trois jours de rémission que me faisait cette étrange fièvre, conduire mon camion-laitier à Saint-Clément. Mais un tel départ ressemblerait trop à une fuite qui risquerait d'alerter Lucie. Pour la rassurer et me donner le temps de partir, je lui racontai que je conduisais ce véhicule à Paris avec les enfants que le père Korn acceptait de garder en attendant qu'elle ait terminé sa collaboration à Trois-Moulins. Au sortir de Melun, je tournai bride... "

Et Henri de Monfreid ne revint pas. Son départ n'a rien de glorieux, il faut bien le dire.
Il rejoint son père (à Saint-Clément) et cette fuite appelle mensonge sur mensonge mais que ne ferait-on pas pour " s'évader " ? Ce n'est pourtant plus un jeune homme : il a trente et un ans et charge d'âmes. Qui dira ce qu'est devenue Lucie ?
Quant au Moulin du Roy où séjourna Henri de Monfreid, il était le premier de la série des trois moulins étagés sur le ru du Jard aboutissant à l'Almont, tout près du " pont de Maincy " peint par Cézanne et que traverse longitudinalement la limite entre Maincy et Melun. Nous avons glané là des souvenirs de plus de trois-quarts de siècle. Souvenirs qui n'ont malheureusement pas encore permis de retrouver l'adresse locale de Cézanne, mais qui auront tout de même servi à rendre justice à une famille melunaise, les Mollereau, fondateurs de la fameuse laiterie de Trois-Moulins.

Henri Clayette

(1) Laffont, édit., 1973.

(2) Henri de Monfreid avait déjà exercé pendant deux ans dans la corporation les fonctions de chef de ramassage, à l'époque où le lait destiné à la population parisienne était si " arrosé " que fût fondée la S.L.M. (Société Laitière Maggi). Par une abondante publicité, celle-ci dénonçait cette fraude criminelle. Henri de Monfreid, dont le rôle consistait à analyser le lait au sortir de la ferme, partait en tournée, muni d'une boîte à éprouvettes qu'il remplissait au passage chez les fermiers.

(3) " Les secrets de la Mer Rouge " ont été mis en images pour la télévision.

(4) Lucie, la compagne de Henri de Monfreid, était née dans un petit village voisin de Corbeil. Elle avait été placée à dix-sept ans comme femme de chambre chez le comte Treillard, des Grands Moulins de Corbeil.

(5) Actuellement les deux aînés de M. Roger Mollereau sont décédés.

(6) C'est Henri de Monfreid qui fit une tentative de modernisation dans le ramassage du lait en utilisant les fameuses voitures " Latil ". Mais l'automobile qui en était à ses débuts n'améliora guère la rapidité du ramassage et les tacots de 1908 tombaient souvent en panne en pleine campagne. On revient ensuite à la tournée à cheval.

(7) La laiterie fut reprise par MM. Leclère, père et fils.

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